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Les Lettres française

26 octobre 2004

 

RUBRIQUE: Pg. 15

LONGUEUR: 1062 mots

TITRE: Dérangés de concert

ENCART:

Le poète américain Charles Bernstein évoque son travail avec Brian Ferneyhough sur Shadowtime, opéra axé sur la figure de Walter Benjamin, programmé cette semaine par le Festival d'automne.

TEXTE-ARTICLE:

Le livret de Shadowtime vous a été commandé par Brian Ferneyhough. Connaissiez-vous sa musique ? Quel a été le modus operandi ?

Charles Bernstein. Brian m'a proposé d'écrire le livret au début de l'année 1999, juste après une lecture que j'avais faite à la University of California à San Diego, où il enseignait à l'époque. Il avait eu une commande de la Biennale de Munich et avait décidé de faire quelque chose sur Benjamin. C'était la première fois que nous nous rencontrions, mais je connaissais son travail, y compris ses essais. Et Brian de son côté s'intéressait à des poésies proches de la mienne ; il avait utilisé un texte de Jackson Mac Low pour une composition antérieure, par exemple. Brian avait en tête la structure globale de l'opéra. Nous avons travaillé ensemble (par e-mail essentiellement) sur la composition des scènes, les personnages... Brian m'a laissé totalement libre. Il avait envie que j'écrive un poème qui tienne par lui-même. Il m'a envoyé quelques superbes lettres très denses où il abordait les questions qui l'intéressaient le plus dans la philosophie de Benjamin ; et j'ai pris à coeur d'en tenir compte. Au bout d'un an, j'avais écrit la quasi-totalité du livret qui, depuis, a très peu changé, mis à part les deux passages clefs ajoutés par Brian, qu'il a écrits lui-même. Comme il est d'usage, le texte de chaque scène était achevé avant que le travail sur la musique ne commence. Brian a fini de composer la musique juste avant la première à Munich en mai dernier.

Vous définissez Shadowtime comme un opéra « de pensée ». Qu'entendez-vous par là ? Diriez-vous de votre poésie (en général) que c'est une poésie « de pensée » ?

Charles Bernstein. Brian Ferneyhough et moi souhaitions créer un opéra qui soit une constellation de motifs et de réflexions autour de la vie et de l'oeuvre de Walter Benjamin. Beaucoup de nouveaux opéras reposent sur une intrigue. Dans Shadowtime, le fil directeur est dans la poésie et la musique. L'action a lieu dans le domaine de la pensée et de l'imaginaire. Quant à ma poésie, en effet ce qui m'importe n'est pas de représenter des idées, des émotions, des histoires, mais d'établir des connexions entre la pensée et l'écriture entendues comme processus. Ainsi les poèmes, tout comme cet opéra, deviennent un terrain où peuvent s'exercer les réflexions du lecteur ou du spectateur.

Comment voyez-vous ce travail par rapport au reste de votre production ? Avez-vous porté ici une attention particulière aux aspects sonores du texte ?

Charles Bernstein. Lorsque j'écris des poèmes, j'ai tendance à laisser le son mener le jeu. Mais il y a néanmoins une différence. Dans l'écriture d'un livret, il faut garder en tête le fait que les textes seront associés à de la musique, donc la nécessité de ménager des espaces blancs. Dans un poème, au contraire, je tente de saturer l'espace acoustique, de manière à ce qu'il n'y ait plus de place où ajouter de la musique. On pourrait dire que c'est la différence entre un poème et des paroles de chanson. En travaillant avec Ferneyhough, je savais que certains de mes mots ne seraient pas « lisibles » lors des spectacles, qu'ils feraient partie d'un paysage sonore global. J'ai donc cherché à écrire un texte qui accomplirait sa tâche sous de telles conditions.

La figure de Walter Benjamin était-elle importante pour vous avant ce projet ?

Charles Bernstein. Oui, certains de mes premiers essais, réunis dans le livre Content's Dream, s'inspirent de Benjamin. Je l'ai lu très tôt. Travailler sur Shadowtime a bien sûr intensifié cette relation. Par ailleurs, une édition américaine de ses premiers écrits est parue en 1996, et contenait plusieurs essais que je ne connaissais pas et qui ont finalement constitué le matériau de la première scène.

Le Benjamin de cet opéra est-il la figure historique ? Le philosophe ? Un produit de votre imagination ? De l'imagination du spectateur ?

Charles Bernstein. Oui, exactement : tout cela à la fois !

Votre texte évoque Walter Benjamin en réfléchissant et en mettant en oeuvre, dans l'écriture même, des concepts qui sont au centre de sa pensée (sur le temps, sur l'histoire, sur la traduction). C'est, me semble-t-il, une approche originale, complexe, intégrée d'un genre par ailleurs éculé (« la vie et l'oeuvre »).

Charles Bernstein. Eh bien, vous venez peut-être de parfaitement définir ce que serait un opéra « de pensée » - moins un opéra « d'idées » qu'un opéra qui intègre les structures de la pensée de Benjamin (et de la nôtre) dans les formes mêmes du livret et de la musique, en repensant dans le même temps la relation entre la musique et les mots. Si ça marche, l'opéra devient une chambre d'écho où se réfléchissent les motifs centraux du travail de Benjamin, mais aussi la catastrophe qui s'est abattue sur lui, et sur le monde, dans les années trente et quarante.

Vous avez souvent collaboré avec des artistes qui travaillent d'autres formes que la poésie (Brian Ferneyhough bien sûr, mais aussi Susan Bee, Richard Tuttle.). Ce type de projet me semble remarquable en ce qu'il ouvre la poésie contemporaine à de nouveaux publics, et va à l'encontre de l'idée que les poètes écrivent des choses absconses qui sont le résultat de leur solitude et de leurs cerveaux dérangés.

Charles Bernstein. Ne sous-estimez pas le dérangement de mon cerveau ! Mais peut-être est-il plus stimulant, plus productif, d'être dérangé en compagnie de quelqu'un d'autre, d'être dérangés de concert. Une de mes préoccupations majeures concerne la façon dont les mots interagissent avec leur contexte ; différentes manières de lire, bien sûr, différents espaces sociaux (livres, spectacles, fichiers MP3, Internet). Les collaborations sont en quelque sorte une extension de cette préoccupation, elles donnent aux mots une occasion d'être plus pleinement situés dans une musique, un livre, un tableau. Une grande partie de la culture américaine semble tendre vers la simplification abusive. La poésie offre la possibilité de mettre en valeur les résonances complexes, difficiles, stratifiées du cerveau en action, de la pensée comme forme d'engagement dans le monde.

Entretien réalisé et traduit de l'américain par Omar Berrada

Représentations de Shadowtime, mise en scène par Frédéric Fisbach.
Mardi et mercredi, 26 et 27 octobre à 20 h 30
au Théâtre des Amandiers à Nanterre. Renseignements et réservations : 01 53 45 17 17.

DATE-CHARGEMENT: 25 octobre 2004