Philippe Soupault
de Profils perdus

 

 

Blaise Cendrars

 

 

 

 

 

 

English Translation
by Alan Bernheimer

 

Tous les mercredis, au printemps de 1917, Guillaume Apollinaire vers six heures du soir, attendait ses amis, au café de Flore voisin de son logis. Blaise Cendrars «s'amenait» (c'est le moins que l'on puisse dire) régulièrement. Je me souviens des visages de Max Jacob, de Raoul Dufy, de Carco, d'André Breton et de quelques fantômes dont il vaut mieux oublier les noms. Le café de Flore n'était pas à cette époque aussi célèbre que de nos jours. On pouvait y respirer, y parler sans crier. Une atmosphère provinciale. Remy de Gourmont y venait lire les journaux.

Blaise Cendrars, le feutre en bataille, le mégot à la bouche ne paraissait .pas tellement content. Je crois même qu'il grommelait. Il était (ce qui peut paraître surprenant) silencieux. Souvent exaspéré, il me proposait ce que je traduis aujourd'hui par «changer de crémerie». Nous, car il m'avait proposé de l'accompagner, nous tournions le dos à l'église de Saint-Germain-des-Prés, qu'il n'hésitait pas (et comme il avait raison) à dénoncer comme la plus laide église de Paris, pour nous diriger vers Notre-Dame qui l'a toujours fasciné, ce qui ne manquait pas de m'étonner. Mais je ne discutais pas. D'ailleurs mon nouvel ami avait d'ores et déjà commencé à parler ou plutôt à raconter des histoires qui m'apprirent que le vrai n'était pas toujours vraisemblable. J'écoutais Blaise, bouche bée. En 1917, il était de bonne humeur. Au petit Parisien, en uniforme de cavalier conducteur, il révélait Paris. Car Blaise était, il ne faut pas l'oublier, amoureux de Paris. Il avait déjà beaucoup voyagé (et il voyagea encore davantage) mais Paris était la ville de ses prédilections. Il en aimait les verrues, les cancers, les joyaux et, surtout l'atmosphère et les nuances.


C'était toujours à l'ombre de Notre-Dame (et non à l'ombre de la tour Eiffel comme je l'avais imaginé) qu'il voulait à cette époque passer et finir (fort tard) ses soirées. Il est impossible heureusement de classer les sujets de nos conversations. Quel merveilleux tohu-bohu (un des mots qu'il aimait!). Je crois être fidèle à son souvenir et à mes souvenirs en évoquant pêle-mêle (encore un de ses mots favoris) les histoires qu'il proposait.


Qui était-il en 1917? À vrai dire, j'étais émerveillé, ébloui par ce poète — un vrai poète — qui ne cessait de parler pour moi seul et comme dans les contes de fées me proposait des perles et des étincelles. Et puis nous allions dîner dans un café anonyme des environs de la rue Saint-Jacques où, poétiquement, avec les mots qu'il fallait, il assaisonnait une salade de pissenlit dans un saladier frotté d'ail en chantant les louanges de la cuisine parisienne. Qui était-il? D'une gaieté folle, si étrange que cela puisse paraître. Il était pauvre, manchot, il apprenait à récrire, à allumer son éternelle cigarette d'une seule main. Je ne savais pas où aller et où il allait. À cette époque, c'était nulle part. C'était l'époque «héroïque ». Toutes les occasions lui étaient bonnes. C'est ainsi qu'il m'apprit — et je n'ai jamais pu l'oublier — qu'il fallait vivre la poésie avant de l'écrire — écrire, c'était superflu. Je ne puis m'empêcher de penser que c'est à cette époque que Blaise Cendrars manifesta de la façon la plus éclatante son génie. Je sais que, par amitié, par admiration, je puis être injuste. Je crois cependant que mon ami Blaise, fut un de ceux qui accorda à la poésie dire «moderne» tour son pouvoir. Il était irrésistible et au sens le plus fort du mot, incroyable. Il était très sûr de lui. Il écrivait peu à cette époque, de brefs poèmes et des proses courtes : J'ai tué et Profond aujourd'hui. À cette période de son existence il semblait moins s'intéresser au passé qu'à l'avenir. Il me fit connaître Fernand Léger avec qui il s'entendait à merveille mais beaucoup moins bien avec Picasso dont la ruse et l'astuce le gênaient, avec Braque qui était trop taciturne à son gré et peu réceptif. Toutefois je me rappelle son enthousiasme pour le cinéma. Charlie Chaplin, bien sûr! (C'est en sa compagnie que je vis ce film qu'il jugeait à juste titre admirable : Charlot soldat.) Mais il voulait un cinéma complètement différent. Avant de l'écrire, il m'a raconté l'extraordinaire scénario qu'il publia quelques années plus tard.


Un jour, et je fus bien étonné, il me conduisit rue de Savoie, dans une chambre, si j'ose m'exprimer ainsi, où il avait accumulé ce qu'il appelait ses papiers. Des vieux journaux, des blocs-notes couverts de remarques, des dessins de Chagall dont il m'offrit quelques-uns qui me permirent d'illustrer un recueil de poèmes que je signai : Rose des vents, des vieux chiffons, des dessins de Modigliani, des tableaux, des vieilles horloges, des pneumatiques. Un bric-à-brac qu'il n'eut jamais l'idée de classer. De temps en temps il choisissait un objet ou un livre et c'était le début d'une histoire que je ne cherchais naturellement pas à interrompre. Un jour il me montra un horaire des chemins de fer des États-Unis. Je ne sais pourquoi cette brochure lui suggéra de me raconter l'histoire de ses oncles, le poème de Panama ou L'aventure de mes sept oncles qu'il méditait. Lorsqu'il fit paraître cet étonnant poème (celui qui me paraît être le plus «Cendrars» de tous ses poèmes) il voulut que le format et la présentation de son livre soient ceux d'un horaire des chemins de fer des États-Unis. Il était — il faut le noter en passant — très intéressé par la typographie et tout ce qui concernait l'imprimerie.


Il n'habitait que rarement sa «chambre» de la rue de Savoie et préférait loger dans les hôtels, ce qui lui donnait l'impression de voyager dans ce monde qu'était pour lui Paris. Il y avait des ports d'attache dont celui qu'il préférait était sans doute Montparnasse. Il rencontrait au café de la Rotonde (qui a bien changé depuis 1917) ceux qu'il appelait d'un mot qu'il aimait : ses copains. Il savait être le plus cordial des hommes et dès qu'il apparaissait on le saluait, on l'interpellait car sa popularité à Montparnasse était énorme. Les peintres l'aimaient et avaient grande confiance en lui. Pascin, Soutine et surtout Modigliani le consultaient et lui s'efforçait de leur donner du courage, car on le sait mais on l'oublie, la vie matérielle de ces peintres était dure, pénible. C'était parfois la misère. Souvent même ceux qui se croyaient malins, les critiques en particulier, se montraient volontiers méprisants ou indifférents. C'est en l'écoutant parler avec ces peintres que j'appris à connaître le don le plus éclatant de Cendrars: l'enthousiasme.


Il était aussi lucide. Cette lucidité était particulièrement précieuse à cette époque où la confusion était extrême, où la surenchère commençait à imposer sa tyrannie sur tous les écrivains, artistes et autres illuminés. On ne savait plus où on en était. C'était «le début de la fin de la guerre» 1914-1918. Blaise Cendrars, les yeux grands ouverts, s'efforçait de comprendre les bouleversements qui allaient se produire. Déjà, il nous expliquait les conséquences gigantesques de la révolution soviétique en évoquant les souvenirs de son voyage et de son séjour en Russie.


Cette époque de la vie de Blaise Cendrars fut très féconde. Mais elle fur brève. Il ne voulait pas, semble-t-il, la prolonger. Je le sentais inquiet, parfois irrité. Il avait envie de voyager et, l'un n'empêche pas l'autre, de s'isoler.


Il choisit d'être un solitaire, avec dignité et avec insolence sans rompre avec ses amis et ses copains mais en les choisissant. C'est plus tard qu'il prit ses distances. Je crois que Dada et le surréalisme lui suggérèrent comme à Pierre Reverdy un plus décisif isolement. J'ai su qu'il en avait souffert. Et je crois que ce fut dommage.