English Translation
by Alan Bernheimer |
Nul plus que James Joyce, à ma connaissance, n'a davantage soumis sa vie à son œuvre. Non sans souffrances dont je fus témoin, il a accepté cet esclavage de tous les instants, esclavage du corps et de l'esprit. Je le revois, pendant une des journées que je passais près de lui, torturé par un mot, construisant avec une sorte de révolte un cadre, interpellant ses personnages, puisant dans la musique une hallucination, se jetant, épuisé, sur un divan pour mieux entendre ce mot qui allait naître, qui allait rayonner. Puis, pendant une heure ou davantage, un grand silence coupé de rires. À la fin de la journée, il cherchait en vain à s'évader, saurait dans un taxi, montait chez un ami, se faisait lire un fragment d'un dictionnaire et, à la nuit tombée, il rentrait chez lui après maintes «haltes». Il s'accordait une récompense, le théâtre. . . Autour de lui, des tempêtes familiales ou mondiales, financières ou sociales. Il y assistait, stupéfait de voir le monde turbulent, sanglant ou corrompu, comme un de nous «assiste» à un concert. Sa distraction apparente n'est comparable qu'à celle, légendaire, de certains savants. Il était le plus affectueux, le plus subtil des amis et le plus pertinent de tous ceux qui furent les miens. Car les gens qui le croisèrent sans le regarder et sans qu'il les regardât, ne parlaient que de sa distraction qu'ils nommaient parfois égoïsme.
Si j'insiste, c'est que je sais l'honneur qu'il me fit d'avoir été témoin de quelques-unes de ses existences. Quand je le connus en 1918, il écrivait Ulysses. Il n'était célèbre que pour quelques-uns mais il ne doutait ni ne s'émerveillait de son génie. Il se livrait déjà à cette sorte de damnation quotidienne, la création du monde joycien.
Ce qui frappe dans ce phénomène qui est, au sens scientifique du mot, un des plus purs que l'histoire littéraire nous présente, c'est l'unité. La première œuvre de Joyce annonce et prépare l'épanouissement. Ce qui sera définitivement mis au point dans Ulysses est déjà tenté et approché dans Dubliners. Dans ces quinze contes, le lecteur, l'auteur et le personnage central sont identifiés. L'écrivain s'interdit de mentir. Il rejette ce que nous nommons péjorativement littérature. Aucune attitude fausse, aucune tricherie, aucun malentendu : la plus totale bonne foi.
Dès qu’il fut obligé d'écrire, Joyce se livra entièrement. Toutes ses actions, toutes ses lectures, ses études, ses joies, ses souffrances étaient consacrées à son œuvre. C'était exactement le contraire d'un dilettante.
Cette expérience aussi scrupuleusement menée et sans un jour de défaillance mériterait à elle seule de longs développements. Sur le plan humain, elle est, à ma connaissance, unique.
Cette vie commande l'attitude des lecteurs. Elle exige pour aborder l'œuvre de Joyce un effort. Elle redonne à la lecture un sens différent et une dignité que la plupart des romans contemporains lui avaient fait perdre.
Mais il importe davantage de souligner la valeur de cette expérience qui dura presque quarante ans pour la création d'une œuvre qui est un des plus hauts sommets de la littérature.
Cette œuvre, on l'a déjà dit, commence avec Dubliners, se poursuit avec A portrait of the artist as a young man, aboutit à Ulysses et s'achève par Finnegans Wake, paru quelques mois avant la mort de James Joyce. Signalons que Joyce en marge de cette œuvre écrivit un recueil de poèmes Chamber music, une pièce de théâtre Exiles, et un petit livre de chansons Poems penny each.
Chaque étape, chaque livre marque une élévation, ce qu'on ose nommer un progrès. C'est ce que j'ai décrit comme un épanouissement.
Il convient donc de se souvenir que pour le lecteur qui n'est plus détaché de l'auteur mais associé, il importe de lire Dubliners avant A portrait, puis de commencer enfin Ulysses et terminer par Finnegans Wake. Répétons-le: Joyce a créé un monde et ce monde ne nous est accessible que si nous savons obéir humblement aux volontés de l'auteur.
Aussi nécessaire que cette obéissance est la connaissance de la vie de Joyce. Elle est d'ailleurs d'une grande simplicité. Mais elle est peu connue. Les nombreuses biographies déjà publiées sont généralement vraies. Il y manque toujours un élément que faute d'un mot plus particulier on doit appeler poésie. James Joyce fut un poète, un immense poète qui eut conscience de ce que signifiait la poésie et qui vécut par elle et pour elle. Toute la première partie de la vie de l'auteur d'Ulysses est contée par lui-même avec une intensité qui confine au désespoir dans son livre d'adolescence, A portrait of the artist, puis dans la première partie d’Ulysses. James Joyce s'est peint sous le nom de Stephen Dedalus. Toute sa formation, tout l'arrière-plan, toute l'atmosphère de sa vie future est fixée avec une précision et un soin qui rendent vain tour récit ultérieur. Lorsque Joyce s'arrêta d'écrire sa biographie, c'est qu'il considéra qu'il n'appartenait plus qu'à son œuvre. On sait qu'à son départ d'Irlande il vint à Paris pour y faire des études de médecine, qu'il passa par Zurich et alla se fixer à Trieste où il fut professeur d'anglais à l'école Berlitz. Cette étape triestine qui débute avant 1914 est sans doute la plus importante de toute sa vie. Il acheva le Portrait, mais c'est à ce moment qu'il prit conscience de la grandeur et de l'importance de son œuvre, c'est à cette époque qu'il se détacha définitivement de notre monde pour concevoir l'univers joycien.
J'ai retrouvé les traces de Joyce dans la ville méconnue par excellence, dans cette ville que le voisinage de Venise masque si injustement. (Et moi-même n'est-ce pas uniquement pour retrouver le souvenir de Joyce que j'y suis allé?) À l'orée de l'Autriche, en face de l'Italie, Trieste où médita Stendhal et où mourut ignominieusement Fouché, est le plus beau, le plus européen carrefour de l'Europe. Joyce y vécut dix ans dans une pauvreté qui ressemblait à la misère. J'ai visité l'immeuble où il commença d'écrire Ulysses, j'ai parcouru les rues qu'il hantait, j'ai refait son trajet quotidien, j'ai écouté surtout les récits, les atmosphères, les cris, le langage (un des plus variés, un des plus riches, un des plus «composés» du monde) que Joyce écoutait avec une attention passionnée.
D'aucuns plus savants que moi sauront dire l'influence que le langage triestin et surtout la vie et le développement de ce langage eurent sur la pensée de Joyce. Elle fut, à mon avis, considérable. Trieste apportait aussi à Joyce le nécessaire décalage : il se sentait très loin de l'Irlande, distinguant toutefois des reflets et des échos de Dublin, mais voyant, sentant, écoutant mieux de loin cette ville où il avait aimé, souffert et qui fut le décor de toute son œuvre. L'éloignement donne à l'amour des harmoniques et lui confère une apparence surnaturelle.
Pas à pas, il serait bon de retrouver les traces de ces années. Nous n'en pouvons connaître encore que quelques épisodes. L'un d'eux que je vais rappeler me paraît singulièrement significatif et indiquera un des pouvoirs de Joyce: le rayonnement.
Isolé, l'inconnu, le jeune Irlandais, professeur à la petite semaine, eue un jour pour élève un Triestin du nom de Schmitt, âgé d'une quarantaine d'années. C'était un homme timide et singulier, un rêveur gai, un loyal humoriste. Il fut attiré par son jeune professeur à qui il apprit Trieste sans faire de grands progrès en anglais. Au cours de conversations, ils s'avouèrent mutuellement qu'ils écrivaient. Joyce lut les œuvres de son élève et comprit aussitôt leur valeur particulière. Avec cet enthousiasme et cet acharnement qu'il apportait à protéger et à défendre ses amis (ils étaient peu nombreux), il fit rendre justice à celui que l'on connaît sous le nom de Italo Svevo, dom les deux ouvrages La conscience de Zeno et Senilità restent ce que la littérature italienne a produit de plus original et de plus fécond depuis un quart de siècle.
Ce qui me retient davantage, c'est que, en dépit de la concentration de l'Irlandais exilé, de la souffrance féconde que lui infligeait sa mémoire, se révélait le pouvoir de rayonnement de Joyce. On a signalé le prestige, la légende qui entouraient sa vie dès que son nom fut imprimé. Je sais que pour ma part j'étais moins sensible au brillant et à l'éclat du génie, tellement baigné d'humanité, qu'à cette force qui lui permettait de transfigurer, qu'à cette merveilleuse adresse qui lui faisait du premier coup atteindre l'essentiel.
Quand, ayant quitté Trieste, Joyce vint, après un séjour à Zurich, aune carrefour, s'installer à Paris, il possédait déjà la certitude. Dès ma première rencontre, j'en eus immédiatement conscience. Naïvement, quand je sus que j'allais le voir, je pensais à le comparer. Je vivais à cette époque au milieu d'écrivains. La littérature et ses mirages ne m'impressionnaient guère. Je vis un homme vivant, peu soucieux de l'effet qu'il produisait, d'une intimidante simplicité. Avec une grande aisance, mais avec application, il apprenait Paris. Comme à Trieste, il avait choisi pour y loger un de ces immeubles qui, disait-il, sont «symboliques». Il se mêlait ainsi à la foule, fréquentait les petits cafés. Il écoutait parler. Je sais que dans son quartier on le considérait comme un fantôme. Déjà, à cette époque, ses yeux très malades ne lui permettaient pas de sortir seul, à peine de vivre seul. Mais qu'il savait bien entendre! Il prétendait juger les gens à leur voix. Je pus suivre son étonnante méthode et admirer sa mémoire. On sait quelle importance il attachait au langage et quel fut le rôle qu'il lui attribua. Peut-être s'est-on un peu trop hâté pour essayer de définir et même de limiter l'œuvre de Joyce de vanter sa virtuosité dans ce domaine. Sans doute, l'auteur de Finnegans Wake fut un extraordinaire virtuose, mais il entendait utiliser, dominer et non pas être dominé.
Parallèlement les hommes l'intéressaient. S'il avait choisi comme exemple les Gens de Dublin, ce qu'il visait était l'homme. Nul mieux que lui n'a illustré cette conduite qui mène du particulier au général. Ainsi dans Ulysses a-t-il limité sa vision à la seule journée d'un individu. Dépassant le stade de l'expérience, l'auteur sut recréer par les «moyens» les plus divers cet univers humain dont, à l'état de veille, nous ne soupçonnons qu'une très petite partie.
Observer les gestes et ce qu'on pourrait appeler leurs harmoniques, lire dans les regards, provoquer les réactions ne composaient qu'un fragment du travail quotidien de Joyce. Comparer et surtout opposer aux souvenirs proches ou lointains les vivants et les morts, qui forment «le profond aujourd'hui», puis s'effacent, replacer dans leur atmosphère les êtres imaginés qui se mêlent à la foule, suivre les traces ... Peut-on limiter le travail de Joyce observateur, doué d'une mémoire d'une irritante sûreté? Son œuvre nous sert d'échelle pour mesurer et son imagination qui le menait jusqu'à l'hallucination et son pouvoir de revivre et de faire revivre.
Ose-t-on d'ailleurs écrire que Joyce travaillait? Il «vivait» son œuvre. Je l'ai beaucoup observé pendant ses loisirs, ce qu'on appelait ses loisirs. Nous allions souvent ensemble au théâtre qu'il aimait comme tout bon Irlandais. C'est le théâtre pour le théâtre qu'il aimait, je veux dire qu'il était moins attiré par la pièce que par l'atmosphère, la rampe, le feu, les spectateurs, l'espèce de solennité d'une salle de spectacle. Il préférait l'opéra. Quand il avait décidé de se rendre au théâtre, il se réjouissait comme un enfant. Il choisissait un compagnon, refusait de dîner (je me prépare pour un sacrement, me disait-il, pour expliquer ce jeûne) et à la sortie soupait dans un restaurant où il avait fait préparer ses vins blancs préférés. Au théâtre, installé au premier rang — c'était, pensait-on à cause de sa très mauvaise vue — il surveillait le jeu des acteurs et les écoutait avec soin. Seuls les enfants peuvent se montrer aussi passionnément attentifs que Joyce. Il était toujours le premier à applaudir et à bisser les grands airs. Un soir, à l'Opéra de Paris, il fit répéter deux fois le grand air de Guillaume Tell. Le chanteur, il est vrai, était irlandais et un de ses amis d'enfance. Tout lui plaisait, même les vaudevilles les plus vulgaires. Ce qu'il cherchait évidemment dans ces salles, c'était cette atmosphère qui demeure un des prestiges du théâtre. Il y trouvait aussi le singulier plaisir d'être en contact avec la foule.
C'est ce même plaisir qu'il recherchait sans doute en réunissant ses amis pour fêter des souvenirs. Il nous convoquait pour fêter le jour anniversaire de sa naissance, de son mariage, celui de sa fête, pour la Chandeleur, les Rois, Noël, les dates de publication de ses différents ouvrages... On dînait tard généralement. Il y avait des bougies sur la table, beaucoup de vins blancs, un excellent dîner, un gâteau avec des petites bougies. Après le dîner, les unes et les autres chantaient, puis Joyce lui-même se mettait à son tout au piano et longuement fredonnait ou déclamait selon son humeur des chansons irlandaises, généralement toujours les mêmes. Cela durait au moins une bonne heure. Puis c'était au tour de son fils qui avait adopté la profession de chanteur. Léon-Paul Fargue, quand il n'arrivait pas trop tard, détaillait des chansons argotiques du répertoire 1890 ou ses inventions du mois précédent. Il y avait parfois des drames, car, selon la tradition irlandaise, on buvait abondamment. Il ne fallait pas tenter de quitter la réunion avant sa fin, c'est-à-dire vers trois ou quatre heures du matin. Il y avait cependant des départs précipités après des «mots». Joyce, la plupart du temps, était gai, parfois, beaucoup plus rarement, il était sombre. Il lui fallait alors un étrange effort pour sortir de cette torpeur qui avait quelque chose d'une boudeuse tristesse d'enfant.
Lorsque mon humeur, ce qui était fréquent, ne s'adaptait pas à l'atmosphère un peu monotone de ces fêtes, je me demandais quelle joie Joyce pouvait bien y chercher et y découvrir. Je sais qu'il aimait ses amis, un peu tyranniquement même. Je sais qu'il ne pouvait et ne voulait avoir qu'un petit nombre de gens et qu'il fuyait les réceptions cérémonieuses et ce qu'on appelait le monde. Mais j'avais tort de discuter. Dans ces petites réunions, l'auteur d'Ulysses voulait seulement reprendre contact. Tour créateur a un côté inhumain et il souffre de se sentir en dehors, de s'éloigner des êtres et du quotidien. Ses camarades en le bousculant, en l'attirant à eux, le forçaient à se mettre à leur niveau. C'est pourquoi il exigeait d'eux la sincérité et bannissait le respect, les cérémonies, le snobisme.
En ravivant ces souvenirs, je constate une fois de plus que Joyce a beaucoup souffert de sa vocation d'écrivain. Quel être sensible supporterait sans douleur cette tension sans répit, ces sacrifices quotidiens et ce travail sans indulgence aucune pour soi-même? Joyce était d'une brutalité, d'une dureté quand il s'agissait de lui qui dépassait parfois l'entendement. J'ai eu l'occasion, au moment où je traduisais avec lui ou plutôt où il traduisait avec mon aide, un fragment de Finnegans Wake, l'épisode d'Anna Livia Plurabelle, de le voir et de l'entendre travailler. Ces séances de traduction duraient trois heures. Elles étaient harassantes. Joyce n'était jamais satisfait de ses réussites. Et cependant je n'ai jamais rencontré un homme qui fût un aussi sûr, un aussi fidèle traducteur. Il lui fallait considérer les mots comme des objets, les étirer, les découper, les examiner au microscope. Il s'acharnait et ne cédait jamais. Ce n'était pas de la «conscience», ni de la manie, c'était l'application d'une méthode impitoyable. Il s'agissait d'une «matière» si mouvante, si riche, si neuve, si fuyante aussi qu'il fallait ne jamais lâcher, pas même une seconde. Et je demeure persuadé qu'à cause de ses compagnons traducteurs, Joyce se contraignait, qu'il avait pitié d'eux. Quand il travaillait seul, il était encore plus intransigeant. Il se laissait submerger par cette marée d'idées, de projets, de souvenirs, de comparaisons, d'imaginations, de sons, de descriptions, d'odeurs ... Au centre de ce tourbillon, il conservait son sang-froid et son sens critique, redoutant la lâcheté qui fait accepter l'à-peu-près, le presque. Quand je veux décrire son état tandis qu'il travaillait, je ne puis échapper à ce cliché: corps et âme. Devant mes yeux, Joyce, l'index levé, disant non, refusant un mot, une phrase, critiquant, rejetant, reprenant tout un fragment, détruisant des pages déjà sur le point d'être écrites ...
Il est inutile d'avoir eu comme moi un contact direct avec James Joyce pour considérer son travail et sa méthode. Il faut et il suffit de lire ses livres. Ulysses est peut-être le meilleur exemple. Chaque chapitre où pas une fausse note, pas une erreur, pas un remords n'est discernable, forme un ensemble si définitif qu'un lecteur même distrait ou incertain ne peut échapper à un envoûtement qu'il est bien incapable d'expliquer ou de rejeter. Car Joyce exige de son lecteur un effort qui ne peut se disperser. Il lui impose d'abord son ton, sa couleur, son style. Jamais l'imagination ne peut se donner libre cours. Dès le premier mot, celui qui ose commencer la lecture est comme saisi et, coûte que coûte, il doit se plier à la volonté de l'auteur. C'est une épreuve de force. Donc on ne peut s'étonner que tant de gens, par crainte, se contentent de déclarer : «je ne comprends pas» et d'ajouter : «c'est trop fort pour moi...».
On ne saurait, même si on lit avec grand soin s'emparer d'un seul coup, au premier abord, de la richesse de cette œuvre. Ainsi sommes-nous contraints pour seulement le connaître de survoler un paysage immense.
On comprend l'attitude si singulière de Joyce en face des critiques. On ne pouvait parler d'indifférence. Il s'amusait souvent de certaines injures et se réjouissait grandement des efforts de quelques-uns pour le faire comprendre surtout s'ils étaient fournis par les individus les plus éloignés de ses desseins. Mais les blâmes, les moqueries, les incompréhensions, les louanges ne l'atteignaient pas et ne lui apprenaient rien. Ce n'était ni par orgueil ni par ruse, mais parce qu'il avait une fois pour toutes décidé qu'il lui était impossible de revenir sur ses pas. En dépit de cet orgueil, il était souvent d'une humilité déconcertante. À la fin de sa vie, des témoignages d'admiration, de fervents hommages lui étaient prodigués. Il les accueillait avec une grande gentillesse, mais il ne faisait rien pour les provoquer. Il aurait pu, s'il l'avait voulu, car il savait être rusé et fort habile, orchestrer sa publicité. On l'a souvent sollicité de se rendre aux États-Unis qui, comme en beaucoup d'autres domaines et pour beaucoup d'écrivains, furent le premier pays à saluer la vraie grandeur de Joyce. Il refusa. Moi qui eus l'occasion de parler de lui à maintes reprises dans toutes les grandes villes d'Amérique, j'imagine quel accueil on lui eût réservé et quel triomphe on eût organisé. Il le savait aussi, mais se déroba toujours en dépit des prières des Irlandais, nombreux aux États-Unis, qui l'auraient salué avec l'enthousiasme dont ils sont seuls capables.
Plus étrange fut son refus de retourner en Irlande. Peut-on dire qu'il aimait ou qu'il n'aimait pas l'Irlande? Toute son œuvre a Dublin et les environs de la capitale de l'Eire pour décor.
Ainsi chaque jour, à chaque heure du jour, il a pensé à l'Irlande, il a vécu, revécu ses souvenirs, il a parcouru en pensée des milliers de fois les rues et les places de la ville, les sentiers des alentours, il a regardé chaque maison, il a conversé avec les habitants, il a décrit, peint (et avec quelle minutie) les heures et les couleurs. Depuis son départ, en 1905, il ne voulue jamais retourner sur ses pas. Sur la demande pressante d'un ami irlandais, je lui demandai un jour les raisons de son refus. Pour répondre, il se contenta de me regarder et de sa longue main il remua, à la façon des aveugles, les feuilles qui étaient les fragments de la partie de l'œuvre qu'il écrivait à cette époque. Ai-je mal traduit sa réponse en pensant que pour achever son œuvre, il lui était nécessaire de ne pas comparer la réalité et l'évocation, de ne pas troubler par une déception obligatoire son image de Dublin?
On n'insistera jamais assez sur l'attitude de Joyce, exilé volontaire, exilé pour achever son œuvre. Il aurait été doux et exaltant, singulièrement pour un Irlandais, d'être accueilli à Dublin, de prendre trente ans plus tard sa revanche sur ceux qui se moquaient du petit étudiant pauvre partant pour l'exil. Son œuvre n'était pas achevée. Cela suffisait pour faire taire son désir.
Beaucoup, en ma présence, vinrent lui apporter des nouvelles du pays. Il se souvenait de tous et de toutes et riait en parlant du vieux Untel, de Pat ou de la mère X, celle qui avait un nez si étrange ... Il riait, il riait, mais on devinait dans ce rire d'enfant une sorte de souffrance, un regret et sans doute un remords.
Il avait, pour achever son œuvre, adopté comme asile Paris qu'il chérissait d'un amour singulier et touchant. Il n'en connaissait que l'atmosphère, car ses mauvais yeux et son travail lui interdisaient les longues promenades ou les flâneries. Mais il «respirait» Paris et découvrait à chaque étape de son exil une raison de l'aimer. Peut-être pourrait-on écrire qu'il connaissait et aimait Paris comme une chanson et Dieu sait s'il aimait les chansons. Il y trouvait un rythme qui l'aidait à vivre et à travailler. Il n'ignorait pas, en effet, le danger de son acharnement.
Paris l'a aidé à terminer Ulysses, à écrire Finnegans Wake. Jamais, à ma connaissance, aucune œuvre de ce genre ne fut rentée et achevée. Ulysses paraissait déjà une tentative surhumaine. Quand on pourra étudier et lire avec le soin qu'il mérite le dernier ouvrage de Joyce, on se persuadera de son exceptionnelle grandeur. Ne cachons pas que pour les lecteurs d'aujourd'hui, la difficulté de lecture est très grande. On pouvait faciliter avec quelques commentaires la lecture d'Ulysses. Il faudrait un livre pour aider un lecteur de bonne volonté qui voudrait aborder Finnegans Wake. Ce n'est qu'avec le temps qu'on pourra, sinon avec aisance, du moins avec simplicité, lire ce grand ouvrage. Il est en avance de tant d'années sur l'époque à laquelle il a été écrit. C'est le privilège de certains génies de pouvoir devancer les états d'esprit et l'intelligence de leurs contemporains et c'est aussi une rançon ...
James Joyce n'ignorait pas cette avance. Il ne disait pas comme Stendhal qu'il serait compris «plus tard», mais croyait qu'il n'acquerrait des lecteurs que lentement et il voulait exiger d'eux un effort à la mesure du sien. Il ne méprisait pas ses lecteurs, ne cherchant jamais à flatter leur goût de la facilité. Il n'écrivait pas non plus pour les «happy few», car il n'estimait pas que ses livres fussent réservés à une élite. Il enrichissait sans cesse son art, imposant à tout ce qu'il atteignait une rigueur et une certitude qui excluaient flottement et contresens. Joyce avait horreur des malentendus et des à-peu-près. Pour lui et par conséquent pour ses lecteurs, il n'y a pas de moyen terme.
Je voudrais, ayant indiqué l'attitude de Joyce, pouvoir proposer à ses lecteurs leur conduite en face de sa dernière œuvre. Car il ne s'agit plus de conseils, de commentaires ou d'explication. On sait quel rôle joue pour un certain nombre d'êtres humains, une lecture, on n'ignore pas l'influence qu'elle peut exercer. Tout le problème de la littérature et de ses conséquences est posé par le dernier ouvrage de Joyce. Il est évident qu'on ne cherche pas à le résoudre en quelques lignes, ni même à le définir en quelques phrases. Il importe cependant d'en indiquer les données. Le plus simple procédé que nous connaissions, le plus primitif est le récit. C'est, à vrai dire, un pis-aller. Ce que Joyce se propose et s'impose, c'est de s'emparer de tout l'esprit et non de suggérer quelques points de repère pour l'imagination. Qu'on ne compare pas cette décision avec la puissance de la musique qui envahit l'esprit et l'entraîne sans qu'il puisse résister. L'esprit, diton justement, s'abandonne dans le courant musical. L'art de Joyce exige impérieusement l'attention comme la poésie digne de ce nom devrait toujours l'obtenir. La masse, le poids, le volume de toute poésie ne sont pas mesurables. Les efforts tentés pour parvenir à découvrir de nouveaux moyens sont trop rares. Dans ce domaine, la volonté de Joyce reste isolée ou presque. C'est à cause de cette volonté plus encore que de sa réussite que nous devons saluer en lui un génie. |
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