Shadowtime [Temps d’ombre]
texte intégral ici
un opéra – musique de Brian Ferneyhough, livret de Charles Bernstein

Shadowtime est un “opéra de la pensée” basé sur l’œuvre et la vie de Walter Benjamin (1892-1940). Benjamin est l’un des plus grands philosophes et critiques culturels du vingtième siècle. Né à Berlin, il mourut à la frontière espagnole alors qu’il tentait d’échapper au destin qui attendait la plupart de ses semblables, Juifs d’Europe centrale. Dans ses sept scènes, Shadowtime explore certains des thèmes majeurs de l’œuvre de Benjamin, y compris les natures entrelacées de l’histoire, du temps, de l’éphémère, de l’intemporalité, du langage et de la mélancolie ; les perspectives d’une politique de gauche transformationnelle ; la connexité du langage, des choses et du cosmos ; et le rôle de la matérialité dialectique, de l’aura, de l’interprétation et de la traduction en art. Commençant au dernier soir de la vie de Benjamin, Shadowtime propose un déroulement alternatif des événements de cette nuit fatale. S’ouvrant sur un monde d’ombres, de fantômes, de morts, Shadowtime investit une période de l’histoire humaine où la lumière vacilla puis fut perdue.

Scènes

I. Anges nouveaux / Échecs passagers (Prologue)
Niveau 1 : Le conférencier
Niveau 2 : Radio (1940)
Niveau 3 : Temps de guerre (Frontière espagnole, 1940) : L’aubergiste, Henny Gurland, Benjamin, le docteur
Niveau 4 : Temps de réflexion (Mémoire + Pensée) (Berlin, 1917) : Benjamin dialogue avec Dora Kellner (Benjamin)
Niveau 5 : Cinq comptines pour Stefan Benjamin
Niveau 6 : Temps rédempteur (Triple exposé) Benjamin dialogue séparément avec Gershom Scholem et Hölderlin (qui apparaît en pseudo-Benjamin et en Scardanelli)

II. Les froissements d’ailes de Gabriel (Premier obstacle) (instrumental)

III. Doctrine de la similarité (13 canons)
1. Amphibolies I (Marcher lentement)
2. Soir de cendre
3. Ne pouvons traverser
4. Indissolubilité [Motetus absconditus]
5. Amphibolies II (Midi)
6. Dans la nuit (Mais même feu est lumineux)
7. Parfois
8. Anagrammatica
9. eau tel tué
10. Schein
11. Soirs de cendres
12. Amphibolies III (Épines)
13. Salut

IV. Opus contra naturam (Descente aux Enfers de Benjamin)

1. [sans titre]
2. Katabasis

V. Flaques d’obscurité (11 interrogatoires)

1. Trois bouches géantes
2. Goule sans tête
3. Karl Marx et Groucho Marx, avec Cerbère
4. Pie XII
5. Jeanne d’Arc
6. Baal Shem Tov déguisé en vampire
7. Adolf Hitler
8. Albert Einstein
9. Garde-frontière
10. Quatre Furies
11. Le Golem

VI. Sept tableaux vivants représentant l’Ange de l’Histoire en Mélancolie (Second obstacle)

1. Laurier l’œil
2. Tensions
3. Haschisch à Marseille
4. D’après “Der Tod, das ist die Kühle Nacht” de Heine
5. Une vérité et demie
6. Pas pouvoirs
7. Madame Moiselle et M. Moiselle

VII. Stèle pour un temps déchu (Solo pour Mélancolie en Ange de l’Histoire)

Résumé des Scènes :

Scène I – En septembre 1940, avec quelques pas d’avance sur les envahisseurs Nazis, Walter Benjamin fuit la France, entreprenant un trajet pénible, à pied, pour passer les Pyrénées. Il mourut le lendemain de son arrivée en Espagne. Le dernier jour de Benjamin est le motif central du prologue, “
Anges nouveaux / Échecs passagers”. “Anges nouveaux” fait référence à une peinture de Paul Klee, “Angelus Novus”, sur laquelle Benjamin a écrit dans “Sur le concept d’histoire.” La scène s’ouvre avec quelques spéculations métaphysiques d’un Conférencier donquichottesque, figure mercurienne [changeante] qui réapparaît dans les Scènes IV et VI. La Scène I est faite de plusieurs couches qui se chevauchent ; elle est dominée par le chœur, dont les membres représentent les Anges de l’Histoire.

La première couche, “Temps de guerre”, occupe le centre de la scène. Elle se déroule juste au-delà de la frontière française, dans les Pyrénées, à l’hôtel “Fonda de Francia”, Port-Bou, Espagne. Il est presque minuit, le 25 septembre 1940. Benjamin est arrivé à l’hôtel avec sa compagne de voyage Henny Gurland. Le voyage a été rendu plus difficile par le cœur affaibli de Benjamin : toutes les dix minutes de marche étaient suivies d’une minute d’arrêt. Le plan de Benjamin était de continuer jusqu’à Lisbonne et, de là, jusqu’en Amérique. Mais l’aubergiste informe Benjamin et Gurland que leurs visas de transit ont été invalidés et qu’ils doivent retourner en France (et à la sombre destinée qui les attend). Au centre de la scène, l’aubergiste cruel donne la mauvaise nouvelle aux voyageurs épuisés, face aux protestations de Gurland et au désespoir grandissant de Benjamin. Le Conférencier, maintenant sous les traits d’un docteur, entre en scène. Appelé à l’hôtel en raison de l’état de santé alarmant de Benjamin, le docteur dit que Benjamin doit se reposer.

Pendant ce temps, sur la droite de la scène, simultanément à la scène centrale des dernières heures de Benjamin, un dialogue prend place, en flash-back, entre Benjamin et sa femme, Dora Kellner. Cette deuxième couche, appelée “
Temps de réflexion (Mémoire + Pensée)” se déroule à Berlin vers 1917, l’année de leur mariage. Le dialogue est centré sur leur attirance partagée, dans leur jeunesse, pour le mouvement étudiant radical allemand des années précédant immédiatement la Première Guerre mondiale, et aborde la nature de l’émotion, d’Éros, de la prostitution.

Une troisième couche consiste en cinq courtes “comptines” (dédiées au fils de Benjamin, Stefan, né en 1918), chantées par un quatuor sorti du chœur.

La couche finale est une triple lecture intitulée “Temps rédempteur”. Elle suit le dialogue avec Dora et se produit simultanément à la scène centrale de 1940. Cette couche comporte deux parties : un dialogue philosophique, politique et théologique avec l’ami le plus proche de Benjamin, Gershom Scholem, le grand historien de la mystique juive ; et un dialogue avec Friedrich Hölderlin, le poète allemand de la fin du dix-huitième siècle et du début du dix-neuvième, qui était important pour Benjamin. Le texte de ces deux dialogues est imprimé sur de grands rouleaux déployés sur scène.

Scène II – “Les froissements d'ailes de Gabriel” est une scène instrumentale, orchestrée pour guitare solo et treize musiciens. La guitare évoque le bruissement à peine audible, transitoire, vacillant, chimérique des ailes de Gabriel, l’ange du temps messianique. C’est le premier obstacle de Shadowtime, qui marque le début du voyage de l’avatar (ombre ou figure rêvée) de Benjamin parti des temps historiques représentés dans la Scène I pour le temps non historique de l’opéra qui s’ouvre.

Scène III – La “Doctrine de la similarité” consiste en huit mouvements courts chantés par divers groupes issus du chœur des Anges de l’Histoire. Chacun des mouvements met en question la nature de l’histoire, du temps et de la traduction / transformation. Le titre vient d’un essai de Benjamin avec un titre similaire – “Doctrine of the Similar” [Doctrine du similaire, de l’allemand Die Lehre von Ähnlichkeit] –  dans lequel il considère les manières dont les sons physiques du langage reflètent ou imitent les structures primitives du cosmos. Dans la scène, divers systèmes numériques créent des réverbérations dans et entre la musique et le texte. Le thème de la temporalité est exploré musicalement par l’utilisation de formes de canons tout au long de la scène. Les sections 1, 5 et 12 s’intitulent “Amphibolies” suggérant des ambiguïtés minérales, où “les épines sont les points d’une carte” et “où les ombres sont plus denses à midi”. Les sections 2 et 11 ont le même texte, qui se répercute d’un bout du chœur à l’autre : “Les feuilles s’assombrissent avant que les arbres soient frappés de lumière”. La section 3 est un poème lyrique, à la fois de lamentation et de défiance. Dans la section 4, “Indissolubilité”, la préoccupation du temporel est représentée par le choix d’une parodie multiple, palimpseste, d’un motet médiéval tardif issu du Codex de Montpellier. Le livret étend ces investigations via l’usage de traductions et déplacements linguistiques. Tout en vagabondant dans le temps, l’espace et le contenu, le texte retourne aux situations nouées et sans issue de la vie dans des conditions extrêmes, comme dans la section 6, “Dans la nuit” et la section 7 : “Parfois / tu brûles un livre car / il fait froid / et il faut du feu / pour te réchauffer / et / parfois / tu lis un / livre pour la même raison.” La section 8, “Anagrammatica”, est intégralement constituée d’anagrammes du nom de Benjamin. La section 9, "eau tel tué" est une traduction homophonique (sonore) d’un poème de Ernst Jandl, tandis que la section 10 fait référence à un concept-clé de Benjamin : schein. La dernière section, 13, est basée sur la strophe finale du poème de Mallarmé, “Salut”.

Scène IV – “Opus contra naturam (Descente aux Enfers de Benjamin)” un jeu d’ombre pour pianiste parlant, est la scène pivot de Shadowtime ; elle inaugure la seconde moitié de l’opéra. “Opus contra naturam” est un terme d’alchimie pour le travail à l’encontre, ou au-delà, des contraintes de la nature. Le Conférencier de la scène I apparaît sous les traits d’un joker ou d’un chanteur genre Liberace [pianiste et animateur d’une émission de télévision populaire dans les années 50, où il donnait des versions “grand public” de morceaux du répertoire classique ; célèbre pour ses costumes de scène, il a mené ensuite une carrière dans le show-business à Las Vegas] dans un piano-bar de Las Vegas  (qui évoque aussi un cabaret de Weimar). Il conduit l’avatar de Benjamin, laissé à la dérive depuis les événements fatals de septembre 1940, dans une descente orphique au monde des ombres (“katabasis”).

Scène V – Dans le sombre et surréel “Flaques d’obscurité (11 interrogatoires)”, l’avatar de Benjamin est interrogé par une série de figures masquées, obsédantes. Chaque interrogatoire est attaché à une forme musicale distincte. Trois bouches géantes (Canon / Hétérophonie) questionnent le personnage de Benjamin au sujet de la nature de l’avenir ; une Goule sans tête (Motet isorythmique) l’interroge au sujet du rêve ; la figure à deux têtes de Karl Marx et Groucho Marx jointes au corps de Cerbère (Hoquetus / Mélodrame) raille l’avatar de Benjamin au sujet de la nature de la mémoire ; le pape Pie XII, contemporain de Benjamin (Madrigal dramatique a due) se demande si son destin fait partie du projet de Dieu ; Jeanne d’Arc (Chorale palimpseste) s’inquiète du destin de l’histoire ; le Baal Shem Tov, déguisé en vampire (Rébus), pose une série de comparaisons impossibles, telles que “L’assimilation vaut-elle mieux que l’éloignement ?” ; Adolf Hitler (Rondo) considère la nature de l’existence ; Albert Einstein (Passacaille cum figuris in eco) demande “Quelle heure est-il à présent ?” ; un Garde-frontière (Interlude pastoral) fait l’interrogatoire standard ; Quatre Furies (Fugato) demandent “Que doit-il être fait ?” et reçoivent pour réponse : “La lumière tombe dans des flaques d’obscurité. Je n’arrive plus à la trouver.” Finalement, le Golem (Quodlibet / Abgesangszena) pose une suite de questions menaçantes dans un langage inventé ; la réponse finale provient d’un vers de Heine : “Keine Kaddish wird man sagen” (“personne ne dira le Kaddish pour moi”).

Scène VI – Dans le second obstacle de Shadowtime, le Conférencier réapparaît, sous une nouvelle forme, pour jouer “Sept tableaux vivants représentant l’Ange de l’Histoire en Mélancolie”. Les Scènes VI et VII imaginent toutes les deux l’Ange de l’Histoire de Benjamin sous l’aspect de l’ange représenté dans la gravure d’Albrecht Dürer de 1514, “Melancolia”, qui montre une figure ailée abattue, entourée d’instruments de recherche scientifique. Les tableaux 1 et 4 sont les remaniements de deux poèmes de Heinrich Heine, poète juif allemand postromantique du dix-neuvième siècle, lointain parent de Benjamin. Les deux poèmes sont des standards du répertoire du lied, précédemment mis en musique par de nombreux compositeurs – “Der Tod, das ist die Kühle Nacht” et “Die Lorelei”. (L’œuvre de Heine fut censurée et interdite par les Nazis.) Le tableau 2, “Tensions”, est une série de traductions sonores de propositions de dix mots comme, par exemple, “fiction furtive d’une oreille un jouet tabou qui nous crée”. Le tableau 3 est basé sur des permutations d’expressions tirées de l’essai de Benjamin “Haschisch à Marseille” : “Ne voir que des nuances”. Le tableau 5, “Une vérité et demie” reprend le titre d’un des contemporains favoris de Benjamin, l’aphoriste Karl Kraus ; c’est une série d’épigrammes imaginaires qui se conclut ainsi : “La vérité est un fusil / chargé d’un parachute.” Le tableau 6 présente un éventail complet de rotations syntaxiques de la phrase “si tu ne peux voir cela cela peut encore t’atteindre.” Le tableau final se termine par un jeu sur la dialectique négative, demandant “si ce qui est est ainsi parce que / Est ainsi parce que ce n’est pas”.

Scène VII – “Stèle pour un temps déchu”, l’épilogue, est un solo élégiaque par l’Ange de l’Histoire (imaginé comme l’ange de la “Mélancolie” de Dürer). Le chœur des anges chante pour Benjamin. Pour l’Ange de l’Histoire, le chant a une seule voix ; dans le temps historique de la représentation, ce solo est partagé par les nombreuses voix – les anges – du chœur. Dans “Stèle pour un temps déchu”, deux couches se chevauchent. La première est une réflexion sur le temps et l’incertitude dans le contexte historique de récrimination et d’anéantissement : “Je recule / désarmée, les yeux fixes. / Ceci est ma tâche : / n’imaginer aucun ensemble / à partir de tout ce qui a été désintégré.” Poème lyrique qui fait écho à la complainte d’une amoureuse pour son amant perdu, la première couche se termine par une évocation de l’une des préoccupations centrales de Benjamin, la rupture radicale d’avec le temps historique pour l’“à-présent” (Jetztzeit). La seconde couche est une réflexion sur la représentation : “La meilleure image / d’une image / n’est pas une image / mais le négatif” et s’achève sur le thème du temps déchu – et en train de chuter – : “alors qu’ici tu tombes / de mes bras / dans l’immensité / de mon oubli insomniaque."

Charles Bernstein
Traduit de l’américain par Juliette Valéry