Wolfgang Schreiber

L'INTELLECTUEL TRAGIQUE


Süddeutsche Zeitung, 27/05/04

Opéra de Brian Ferneyhough

La première rencontre avec lui, il y a trente ans, lors du festival de l'avant-garde musicale à Royan, au bord de l'Atlantique, fut marquante : ce jeune anglais de Coventry, âgé de 31 ans, se révélait être l'un des musiciens éminents de sa génération. Car il est alors, en prolongeant la modernité - celle de la voie Schönberg-Webern-Boulez - malgré les débuts du Postmodernisme, un compositeur et penseur de la musique qui a choisi comme programme la densité de l'expression et un constructivisme enflammé.

Sérieux, d'un intellectualisme hautain, défendant son métier de compositeur et ses idées au sein de ce festival noyé alors sous les créations, cet élève de Klaus Huber à Bâle se fait immédiatement remarquer. L'année suivante, lors de l'éxécution d'un quatuor qui dure trois quarts d'heure, tout excité, on gribouille immédiatement : " … des événements sonores simultanés d'une évidence bouleversante ". Puis il y a ce concert monographique à Donaueschingen en 1986, avec le cycle des sept pièces de Carceri d'invenzione.

Et Ferneyhough compositeur d'opéra en 2004, à la Biennale de Munich ? L'évidence, la précision sont toujours là. Dès le début de l'opéra Shadowtime - qui est plutôt un test de laboratoire sur scène - à propos de la figure éminente du siècle qu'est Walter Benjamin, tout de suite après quelques mesures de cette musique de chambre où l'on perçoit présence d'esprit et intensité, une chose est certaine : Ferneyhough n'a cédé ni sur ses exigences techniques et d'écriture, ni sur sa volonté d'expression incandescente. Un regard sur le livret et dans la partition de ces sept sections (certaines déjà créées ailleurs) nous en convainc : nous ne sommes pas assis face à un théâtre d'opéra narratif, mais au sein d'un " opéra de l'esprit " philosophique. Et voilà que le jour suivant, comme de juste, l'agence de presse DPA nous avertit que l'œuvre manquerait de " sensualité "…

Pendant cinq ans, Ferneyhough, qui est devenu entretemps professeur à la célèbre université de Stanford en Californie, a travaillé aux sept parties de son " temps d'ombres ". Le sujet, c'est notre passé : la figure tragique, la vie, la fonction ambiguë de l'intellectuel européen au XXe siècle, tel qu'ils se cristallisent avec Benjamin, philosophe de la culture, allemand d'origine juive. L'opéra ne thématise directement qu'un seul moment, le dernier de la vie de Benjamin, la catastrophe de son suicide en 1940, en France, après qu'il avait fui les nazis et qu'il fut empêché de passer en Espagne pour se réfugier aux Etats-Unis. Ce qui est décisif pourtant, c'est ce qui se déroule à l'intérieur de ce large réseau de figures, de textes, de signes et de mouvements sonores.

Cela commence avec un regard rétrospectif sur la situation du fugitif au temps de la guerre, et qui se souvient de sa vie. Différentes couches se superposent : un temps réflexif, un temps " eschatologique " - avec ces intercesseurs que sont Gershom Scholem, philosophe de la religion et ami de Benjamin, ainsi que Hölderlin. Le poète et théoricien de la littérature américain Charles Bernstein a composé, au moyen de diverses rythmisations et agrégats, un livret fait de matériaux de langage poético-philosophiques qui permettent au compositeur de faire l'essentiel : une utitlisation libre et permutative des textes et des contextes.

Car ce qui pour Ferneyhough est exemplaire dans la figure (imaginaire) de Benjamin, c'est cette abondance prismatique d'aspects et de significations. Un peu au sens où le voyait Scholem, au moyen d'une citation d'Adorno : " Ce que Benjamin disait et écrivait sonnait comme si cela venait de la sphère du secret. Mais sa puissance venait de son évidence ". C'est le secret et l' évidence que Ferneyhough traquera pendant ces deux heures sans entracte, et l'opéra en revêt - malgré toute sa clarté rationnelle - un caractère sombre et hypnotique, lié au rêve et à l'énigme.

Impossible de " résumer " brièvement tout ce qui se passe dans ces différentes stations sonores et visuelles, à travers une alternance d'éclairages signifcatifs projetés sur la vie et la mémoire, le mot, le son, l'autosuggestion. La préparation à la mort est suivie par une descente fictive aux enfers, où il est interrogé par ses contemporains, tout cela composé comme un concentré de polyphonie occidentale, d'une densité dans l'écriture des voix telle qu'on ne l'a peut-être jamais entendue encore. Symbole de la catastrophe, " l'ange de l'histoire ", dont Benjamin parlait en s'insiprant d'un tableau de Paul Klee, joue un rôle central. Ce sont les livres et leur destin, les rituels de le mémoire et de la mort, c'est l'abyssale liberté qui s'illuminent en un éclair dans des images sonores ou textuelles et des projections sur écran.

C'est presque un miracle que le kaléidoscope de Shadowtime nous transmette tout de même l'image d'une unité dramaturgique. Il y a là l'immense solo de piano, d'une virtuosité folle, qui prend toute la quatrième partie (Nicolas Hodges), conçue comme vision de Las Vegas en tant que porte des enfers. Ou encore des sections construites comme une pure polyphonie vocale intimiste. L'Ensemble des Neue Vocalsolisten de Stuttgart se révèle là comme une chance : inouïe est l'exactitude rythmique et dynamique des chanteurs qui ont maîtrisé peu à peu une partition extrêmement élaborée, avec les difficultés de l'intonation, de la rencontre des voix, des intervalles. Et les musiciens du Nieuw Ensemble Amsterdam, sous la direction sensationnelle du jeune Jurjen Hempel, analytique et engagée, nous offrent un maximum de précision et d'éclat sonore. Les passages du finale respirent ainsi la beauté d'un bel canto particulièrement complexe.

Le fait que l'on perçoive une unité dramaturgique tient peut-être également à la mise en scène du français Frédéric Fisbach, qui est, malgré toute la lenteur, légère et raffinée. Au sein de tableaux plutôt mouvementés conçus par Emmanuel Clolus, et dont les objets scèniques sont souvent plein d'esprit, il esquisse de façon précautionneuse ce " héros " triste (que Ekkehard Abele représente comme image de l'attente et de la résignation). La dernière partie (" Stèle pour le temps manqué ") est grandiose, avec un crescendo sonore et visuel d'une douleur comme en apesanteur, et où les voix abondent en beauté sonore.

Doit-on dire alors que la passion pour la pensée s'opposerait dans cette œuvre à une " sensualité " ? On peut, bien-sûr : mais il s'agit ici d'une passion artistique à l'état pur. Et qui donc, malgré tout, nous fascine. Dès lors que l'auditeur a renoncé à ce qu'on lui offre une intrigue bien charpentée, comme les romans, les films et maintenant aussi les opéras sont censés les servir pour être " compris ", il pourra alors, débarrassé de toutes ses attentes et ses intentions, s'engager dans cette aventure de l'écoute que lui propose une musique d'une complexité artistiquement ouvragée. Même si la question de la transmission du texte à l'auditeur pourrait donner matière encore à quelques réflexions.

En tout cas, ce sont de longs applaudissements au Prinzregententheater, et aucune protestation. Après la première, Peter Ruzicka compare l'œuvre à la Petite fille aux allumettes de Helmut Lachenmann. À juste titre. L'opéra de Brian Ferneyhough est l'un des sommets de l'art lyrique moderne et jusqu'à ce jour la coproduction la plus importante de la Biennale. Des reprises à Londres, Paris, New York et à la Triennale de la Ruhr sont d'ores et déjà fixées. Voilà un finale rêvé pour le festival de théâtre musical à Munich.


Traduction de l'allemand : Martin Kaltenecker