FEDERKID


Ce que j'aurais à dire sur Federman, se résume dans le man, l'homme, plutôt que dans feder, sa plume. Bien que j'aie lu tous ses livres et que j'y ai trouvé mon compte [et bien plus que ça si l'on considère que j'y ai aussi trouvé ma voix, ainsi que ma raison d'être], je dois admettre que c'est le côté humain de l'homme de plume, qui m'intéresse plus particulièrement. Car après tout, si Federman n'était pas l'homme qu'il est, il n'aurait jamais écrit tout ses bouquins, et je ne serais pas là, parmi des milliers d'autres federmaniac, à vous parler de lui.

Maintenant, la question est de savoir qu'est-ce-qui rend l'homme aussi intéressant. Sont-ce ses qualités, ses défauts, ses faiblesses, sa force, son entêtement, sa gentillesse. Ou est-ce le fait que derrière le masque de l'écrivain, se cache un visage que peu ont entrevu. Un visage d'enfant. Parce-que finalement, Federman, même s'il clame à qui veut l'entendre que certains événements historiques l'ont forcé à grandir trop vite, le dérobant ainsi de son enfance avant même qu'il eut conscience d'en avoir une, eh bien je crois qu'au fond, cet enfant ne l'a jamais vraiment quitté. Bien sûr, son corps a grandit, mais la voix de l'enfant n'a jamais disparue. Elle est restée là, en lui, pendant longtemps silencieuse, ne sachant pas encore mettre des mots sur tout ce que le corps et l'âme avait enduré -- le closet, la peur, la ferme, la solitude, la colère ... et tous les sentiments d'horreur qu'un enfant peut ressentir lorsqu'un matin, sa courte vie s'effondre devant lui. C'est cette voix de gamin que j'entends souvent lorsque je lis, relis Federman l'écrivain. Elle est partout dans son oeuvre, que ce soit dans ses romans, ses poèmes, ses critifictions. Toujours présente, à l'arrière-plan, mais indéniablement présente. Et si parfois cette voix de gosse semble un peu amère et rancunière, ce n'est certainement pas sans raisons. Ces raisons, Federman les a évoquées maintes fois, et elles nous ramènent toutes là où tout a commencé, au point de départ si l'on veut, puisque Federman lui-même décrit le closet comme son point de re-départ, de rebirth. Il dit avoir chié sa peur et sa honte dans ce cabinet de débarras. Mais s'en est-il jamais débarrassé. Ce closet n'est-il pas le ventre de la peur, d'où l'enfant est sorti, une nuit, en tenant dans ses mains, non pas sa terreur, mais les restes symboliques d'un passé encore tout récent. Passé abandonné sur le toit de l'immeuble du 4 rue Louis Rolland, mais certainement pas oublié par la voix du gamin en colère, celle qui s'exclame aujourd'hui entre deux éclats de rire riant du rire.

Cette rancoeur envers la France, ce pays de misère auquel il a tout donné et n'a rien reçu en retour, est donc justifiée. D'autant plus, si l'on considère que malgré tous ses efforts pour y être accepté en tant qu'écrivain, il n'a jamais reçu de sincère reconnaissance de sa part. Ni même lorsqu'en 1996, il lui offrit gratuitement, un chef-d'oeuvre intitulé La Fourrure de ma tante Rachel, qui fut totalement ignoré par la critique.

Et c'est cette voix, porteuse à la fois de peine et d'amertume, qui échappe à la plupart des lecteurs de Federman: l'existence de cette voix qui refuse de grandir et surtout qui refuse d'oublier tous les coups bas que sa terre natale lui a donnés tout au long de sa vie.

Oui, je crois que c'est cette voix de gosse adolescent déchiré, cette voix FederKid, à la fois arrogante, accusatrice et en même temps si attendrissante, qui est finalement à la base de toute l'oeuvre de FederMan.

Je me demande même si MOINOUS n'est pas le nom que Federman a inconsciemment donné à cette voix. Cela expliquerait certainement pourquoi l'on ressent toujours ce besoin quasiment irrésistible de se porter au secours de ce personnage attachant qui revient sans cesse dans ses romans, de même que cette infinie compassion que l'on éprouve à son égard.

Moinous — celui de Smiles on Washington Square notamment -- ressemble tellement au gamin du closet: désemparé, paumé, lonely, frightened, incertain de ce que l'avenir lui réserve, et pourtant, si plein d'espoir dans sa tête; avec une imagination si débordante qu'elle l'emporte, ainsi que le lecteur, dans les histoires les plus folles, les plus incroyables et drôles tant elles sont tragiques et douloureuses.

Lorsque je demande à Federman de m'expliquer l'origine de ce nom, il me dit que Moinous se révèle pour la première fois en 1972, alors qu'il est en train d‘écrire Take It or Leave It. Ça m'a fait tout drôle, déclare-t-il, comme si je venais de rencontrer quelqu'un que je connaissais depuis longtemps, mais que j'avais oublié... Et quand plus tard, après avoir tué Moinous dans un bar à San Francisco, il se rend compte de l'importance quasi vitale de sa présence dans son oeuvre, il le ressuscite dans son roman The Twofold Vibration. Moinous n'apparaît pourtant jamais en tant qu'enfant, mais en tant que jeune homme. Cependant, il garde en lui toutes les caractéristiques de l'enfance: ingénuité, naïveté, crédulité, ignorance, y compris cet entêtement quasi légendaire [dont la mère du petit Federman l'accusait toujours -- mais qui paradoxalement, se révèle être la raison même de sa survie], mais surtout c'est ce grand besoin d'amour qui prédomine dans le portrait psychologique de Moinous, ce besoin insatiable d'aimer et d'être aimé, qui n'est jamais évoqué à proprement parlé, mais toujours sous-entendu.

Comment alors ne pas faire de rapprochement entre Moinous, le jeune homme fictif à la dérive, continuellement maltraité, victimized par son créateur, et Raymond Jule Tulipe Federman le gosse orphelin, privé de l'amour de ses parents, et maltraité, victimized par la vie. Moinous n'est de toute évidence, rien d'autre qu'une subtile combinaison des voix du jeune homme et de l'enfant — Nous — associée avec le Moi de Federman l'auteur. Après tout, est-ce-que l'homme, l'écrivain aurait pu survivre jusqu'à nous lecteurs, si l'enfant tête de mule n'avait pas eut la force et la détermination nécessaire pour survivre aux assauts de la vie. N'est-ce-pas FederKid qui réussit à sauver FederMan, afin que celui-ci puisse plus tard raconter l'histoire de leur survie, avec l'aide de Moinous.

Digression: Moinous... moino-us : one morning a bird flew into my head [...] I hid my heart in a yellow feather — cela veut-il dire que le coeur de Federman, sa sensibilité, l'enfant qu'il est resté, se cachent quelques part dans le nom de Moinous? Si l'on regarde bien, et si l'on prend un peu de liberté [comment résister à la tentation, quand chacun de ses mots résonne comme une invitation à la dance des esprits libérés du fardeau cacadémique!], on peut alors entrevoir that bird he loved so much, dans Moino-us, le petit moineau en quête de liberté.

Moinous est selon moi, la voix initiale — celle du gamin résigné et en même temps rebel, dans sa manière unique de lutter contre la réalité, par la seul force de son imagination qui est à la source de toutes ces autres voix [le Boris de DON, le Frenchy de TIOLI, le Namredef de La Flèche du Temps, le Rémond de La Fourrure de ma Tante Rachel] qui apparaissent successivement dans l'oeuvre de Federman.

Moinous est sans doute aussi le résultat de cette complicité, de cet accord tacite qui prit place entre Federman et sa mère lorsqu'elle le poussa ce matin-là de juillet 1942 dans le cabinet de débarras. C'est peut-être de ce geste [que Federman n'a jamais réellement pu ou voulu s'expliquer, sans doute par peur d'en ruiner la beauté] que Moinous est né: Moi: Raymond Nous: mes absents. C'est peut-être à cet instant précis que Moinous a commencé d'exister et qu'il est devenu la voix sans nom qui parlerait, plus tard, pour ceux dont la voix avait été étouffée à jamais: Brother, she says, write the poem I will whisper to you ... Moinous, voix silencieuse et prostrée au début: But he's afraid that if he writes it the words will not come out right, jusqu'à ce que Federman réalise, bien des années et mésaventures plus tard, pourquoi il a été épargné: And again I'll sit beside the ashes and try to scoop them in the palm of my hand so they can speak to me and tell me what happened after I was abandoned. C'est à partir de là que cette voix commence à s'exprimer et que Federman s'affirme en tant que poète et romancier.


[Juliette]


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